Livre et destinée, Etienne de la Boétie et le discours de la servitude volontaire
C’est un énigmatique petit livre qui a été au cœur de la conférence tenue le 26 octobre dernier par l’historienne Anne-Marie COCULA : « Le discours de la servitude volontaire ». Ce livret de cinquante pages a été écrit par Etienne de la Boétie alors qu’il avait entre 16 et 20 ans. Il brille par la vivacité de réflexion de son auteur pourtant très jeune et selon l’historienne, « son contenu suppose une culture grecque et latine considérable ». La Boétie y dénonce les excès de la tyrannie et compare notre liberté perdue à un animal refusant d’être en cage.
Il est passionnant de constater comment le destin d’un livre jouera un rôle important dans la vie de son auteur et bien au-delà de sa mort.
Anne-Marie Cocula, Temple de Sainte-Foy la grande, Conférence organisée par la SHPVD (26 octobre 2019)
De la gloire à la tourmente
Arrivé au Parlement de Bordeaux en 1555, La Boétie est déjà rendu célèbre par cet écrit, explique la conférencière. Au XVIème siècle, l’Aquitaine est dans la tourmente des guerres civiles engendrées par les luttes inter-religion. A l’époque, le Parlement de Bordeaux est une instance de justice de haute importance puisqu’il représente un contrôle de la monarchie et a droit de vie et de mort sur ceux qui sont déclarés hérétiques. La Boétie accède à son poste de parlementaire et rejoint donc une élite intellectuelle. « L’inservitude volontaire » telle qu’on l’appelle alors a déjà forgé la réputation de son auteur auprès des parlementaires. Montaigne, qui piétine aux portes du Parlement, a dans l’idée de rencontrer celui a écrit ce texte. Dès son arrivée, La Boétie dédit son livre à celui auquel il succède, un périgourdin comme lui, Guillaume de Lure Longa.
Anne-Marie Cocula souligne que le livret a longtemps circulé sans être signé et sous une forme manuscrite. Selon elle, sa réalisation coïncide avec des évènements tragiques pour la ville de Bordeaux, la révolte qui eut lieu en aout 1548 rue des Ayres et durant lequel le représentant du roi François de Monin fut massacré. La répression du roi fut violente. Cette soumission du peuple entre, selon elle, dans la démonstration de La Boétie.
La Boétie et Montaigne, un destin lié et ambigu
Les deux philosophes sont contemporains, ils sont nés à 3 ans d’écart, 1530 pour le premier, 1533 pour le second. Ils sont tous deux issus d’un milieu bourgeois.
Anne-Marie Cocula explique le rôle ambigu de Michel de Montaigne dans l’avènement de cet écrit, qui aurait dû paraître dans le chapitre de l’Amitié des Essais. Or le philosophe recule cette parution et en 1580 il ne figure pas dans son ouvrage. Souhaitait-il protéger son ami ou ne pas prendre le risque de porter atteinte à sa propre carrière ? Ce recul est une énigme alors que quelques années plus tard, le livret devient un pamphlet pour les protestants qui dénonce les actions de la royauté durant la Saint-Barthélemy. Le discours jusque-là salué par le Parlement qui y voit une dénonciation des excès de la monarchie, va rapidement prendre un autre chemin.
« Le texte devient un texte dangereux, interdit ». Il ne sera jamais publié du vivant de La Boétie et sera brulé en 1579. Il ne disparait cependant pas, puisque des copies sont arrivés jusqu’à nous.
De la disgrâce à la survie
Depuis « Le discours de la servitude volontaire » a voyagé à travers les siècles, passant de cause en cause, de la révolution à l’époque napoléonienne, jusqu’à nos jours. On peut remarquer à quel point il influença la philosophie politique à travers les temps. Anne-Marie sourit lorsqu’elle évoque le fait que le livret est entré il y a seulement 4 ans au programme d’agrégation de lettres modernes. Pour elle c’est un texte d’une permanente actualité. Son succès est grandissant si l’on se fie au nombre de fois où il a été édité et traduit.
Et pour cause, le contenu de ce livret, qui prône comme une insolence la désobéissance pacifiste résonne encore aujourd’hui avec une incroyable modernité.
Extrait
Qu’on mette face à face cinquante mille hommes en armes ; qu’on les range en bataille, qu’ils en viennent aux mains ; les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ?
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre
bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous
laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres !
Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais
comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de
vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais
certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous
allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir
vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de
plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les
moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient,
si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ?
Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui
ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ?
Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices
du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les
dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles
afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats
dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres
de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se
mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il
soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les
bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous
essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.
Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de
l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a
brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.
Anne-Marie COCULA est une des grande historienne du XVIème siècle. Elle a enseigné à l’Université de Bordeaux III, actuellement Bordeaux Montaigne. Elle a été également vice-présidente au Conseil régional.
Son ouvrage "Etienne de La Boétie et le destin du Discours de la servitude volontaire" est paru aux éditions Classique Garnier Vous pouvez retrouver une des conférence d’Anne-Marie Cocula diffusé en juillet 2019 sur You Tube :